Parole des maitres

Les émotions – partie 2

Jan 1986

Revue Tendrel Dhagpo 9Extrait du Tendrel 09, Janvier 1986

  Voir la notice sur le catalogue de la Bibliothèque

Fin de l’enseignement donné par lama Guendune Rinpoché sur la façon de traiter les émotions, à Dhagpo Kagyu Ling, en novembre 1984. (Première partie dans Tendrel 08).

Deuxième partie : Transformer, reconnaître et prendre les émotions comme chemin

III. Transformer les émotions

Dès qu’une émotion s’élève, quelle que soit la forme qu’elle prend (désir-attachement, orgueil, ignorance, colère ou jalousie), par la récitation de mantras de purification, toutes les apparences sont dissoutes dans l’état de vacuité primordiale (par ex. Om Swabhawa Shouddha… voir Gampopa).

Si la colère s’élève dans l’esprit, on médite ainsi : on pose un regard direct sur cette colère et on essaie d’en voir l’essence, la nature même. On observe qu’elle n’a aucune caractéristique : ni forme, ni couleur, ni substantialité, ni spécificité, qu’elle est vide d’existence intrinsèque. Cette reconnaissance de l’essence vide de la colère nous montre qu’elle n’est qu’une projection de l’esprit, une manifestation illusoire née de l’esprit. Par ce processus, on pénètre la dimension non-conceptuelle de l’esprit qui est semblable à un grand ciel complètement vide et illimité. Et dans cette reconnaissance de l’esprit semblable à l’espace, tous les phénomènes extérieurs, le monde, l’univers, les êtres sont perçus « comme participant de la même nature vide, comme dépourvus de toute réalité : tout le champ de l’expérience est perçu dans sa dimension primordiale de vacuité ». On demeure simplement dans un état de méditation, d’équanimité, dans la conscience de la vacuité d’existence des phénomènes mentaux. On s’aperçoit que la colère n’était que le mode impropre de la perception ; on opère la reconnaissance de l’aspect pur dans cette dimension spacieuse, bienheureuse et non conceptuelle. Et lorsqu’on émerge de cette méditation, quand le processus conceptuel reprend son cours dans l’esprit, on imagine immédiatement que l’on apparaît sous la forme de Dorjé Sempa qui représente la forme purifiée de l’émotion de la colère.

Lorsque c’est l’émotion de l’orgueil qui s’élève, on applique le même processus de reconnaissance non conceptuelle. Puis, comme support conceptuel, on médite la forme pure de l’orgueil comme étant le bouddha qui détient le joyau, le bouddha Ratnasambhava.

La nature du désir-attachement est un état de bonheur, de félicité. Ce qui transforme le bonheur en désir, en émotion, c’est l’attachement, la saisie que l’on a de ce bonheur comme étant réel : on applique une volonté qui solidifie cette dimension de bonheur. S’il n’y a pas d’attachement, s’il n’y a ni saisie ni solidification, le désir-attachement est simplement un état de jouissance, de bien-être. Pour reconnaître la nature bienheureuse de l’émotion, on se visualise sous la forme du bouddha Amitabha (le bouddha de Lumière infinie).

La jalousie : on reconnaît son absence de substance, de réalité, sa dimension vide primordiale ; et puis on imagine l’expression spontanée de l’énergie liée à cette émotion sous la forme du bouddha Amoghasiddhi, Celui qui accomplit toute activité.

L’ignorance : elle est en essence vacuité, et on se visualise alors sous les traits du bouddha Vairocana.

On peut traiter toutes les émotions de cette manière : on en vient à reconnaître dans l’émotion une forme illusoire, une forme de projection confuse, et à la remplacer par une illusion pure, l’expression éveillée de l’esprit, la forme pure par rapport à l’apparence impure.

Par ces méditations, les émotions n’apparaissent plus comme des ennemies mais comme des alliées, que l’on utilise pour reconnaître l’aspect de sagesse immanent à l’esprit. Progressivement, on réalise la sagesse correspondant à chaque émotion, puis peu à peu on amène au chemin toutes les circonstances : les émotions sont prises comme voie (ceci est développé dans les chapitres suivants).

Une fois que nous nous sommes imaginé sous la forme du bouddha correspondant au type d’émotion que nous rencontrons, nous continuons la méditation en pensant que de notre corps de bouddha, qui est un corps de lumière, émanent des rayons lumineux qui gagnent toutes les
terres et tous les univers et traversent tous les êtres et toutes les formes d’existence, qui se voient à leur tour délivrés de leurs émotions, de leur karma, de leurs négativités et de leur perception impure et établis dans l’aspect de la divinité, la forme de sagesse. Ces émanations de lumière, ayant ainsi fermé les possibilités de renaissance liées aux cinq tendances émotionnelles des êtres, se réintègrent en nous-même.

Ainsi, on tranche à la racine des émotions dès qu’elles s’élèvent, en les reconnaissant immédiatement dans leur nature fondamentale. Et on les utilise également pour manifester le bienfait dirigé vers les êtres.

On demeure ensuite dans l’état non-conceptuel. Finalement, on prononce des prières de souhaits : « Par le pouvoir du souhait, qu’en toutes mes existences, tous les êtres qui me verront, m’entendront ou penseront à moi, puissent être purifiés des obscurcissements des cinq poisons par ce seul contact. » On médite l’esprit concentré sur le sens de ces paroles. Ensuite on développe la conscience que toute la manifestation, tout le terrain de l’expérience, n’est autre que les trois corps de l’éveil, les trois corps du Bouddha. Toute l’apparence extérieure est comprise comme étant depuis l’origine un vaste palais qui englobe tous les êtres perçus comme des êtres de sagesse sous les formes des différentes divinités. La dimension primordiale de l’esprit lui-même est de toute origine cette dimension de clarté, de lucidité, de brillance fondamentale libre de toute ignorance, de tout voile, de tout obscurcissement. Ainsi, on réalise la forme pure des trois corps des bouddhas et on s’aperçoit que seule notre vision impure des choses nous lie à une conscience et à une représentation limitées et ordinaires. Mais quand on développe une conscience supérieure, une conscience de la pureté des choses, toute manifestation s’inscrit dans cette dimension spontanée.

Dans ce sens, rejeter les cinq poisons, les cinq émotions, c’est rejeter simultanément la possibilité de reconnaître leur nature, c’est rejeter l’esprit lui-même et la potentialité de réaliser sa véritable essence.

L’état d’éveil n’est pas étranger à nous-même, c’est quelque chose que l’on doit réaliser en soi-même et par soi-même. La bouddhéité ne réside nulle part ailleurs que dans la dimension fondamentale de notre propre esprit. Voir l’essence pure à travers l’apparence impure, c’est reconnaître la dimension du dharmakaya, du corps de vérité de l’esprit.Cette forme de méditation nous conduit à une reconnaissance directe de cet état de chose.

Une phrase de Tilopa : « Tous les êtres plongés dans les ténèbres de la confusion s’efforcent de trouver le bouddha en dehors d’eux-mêmes, quel épuisement ! »

Poursuivant cette méditation, on réfléchit ainsi : « Tant que la perception demeure celle du désir-attachement ordinaire, nous demeurons ordinaires et ne pouvons développer la conscience d’être la divinité de méditation elle-même. Si nous percevons les êtres sous la forme du yidam, une relation conflictuelle ne peut plus prendre place ; personne ne peut nous nuire puisque tous les êtres apparaissent comme des amis ou des alliés et sont perçus comme des aspects de sagesse. Nous élevons dans notre esprit tous les êtres au rang de divinités : lorsque les êtres sont perçus comme des expressions supérieures telles que les divinités de méditation, où pourrait se nicher la jalousie ? Qui pourrait-on envier ? Est-ce qu’il existe encore une forme de jalousie, de rivalité envers la divinité, envers l’aspect de notre propre esprit ? »

Quand nous sommes conscient de cela, la puissance des cinq poisons est endiguée.

Ces méditations sont celles de la phase de développement au cours de laquelle on s’identifie à une divinité de méditation dont les caractéristiques sont imaginées par l’esprit. C’est ce qu’embrasse l’expression « voie de la transformation des cinq poisons ».

IV. Reconnaitre la nature des émotions

Dans la voie du mantrayana, on prend l’engagement de ne pas abandonner les cinq poisons, les cinq émotions. Cette vue se base sur l’assertion suivante : en rejetant les cinq formes d’émotions, on s’interdit de reconnaître l’autre aspect de l’émotion qui est la sagesse.

L’approche de cette voie s’exprime comme suit : abandonner les cinq émotions, c’est suivre un chemin inférieur, le chemin du petit véhicule, celui des auditeurs, qui mène à l’état d’arhat1 ; se laisser emporter par les cinq poisons, être sous leur influence, c’est avoir une conduite pervertie, et on chemine alors sur la voie démoniaque (celle des maras) ; si on perçoit l’essence propre des cinq émotions, elles sont les cinq sagesses : la colère est la sagesse semblable au miroir associée à Dorjé Sempa, l’orgueil est la sagesse d’équanimité associée à Ratnasambhava, le désir-attachement est la sagesse qui connaît en mode distinctif associée à Amitabha, la jalousie est la sagesse qui accomplit l’activité associée à Amoghasiddhi et l’obscurcissement mental est la sagesse de la sphère de réalité (dharmadatu) associée à Vairocana.

Il s’agit de ne pas écarter les cinq poisons, et de voir en eux l’essence propre sans les abandonner. Dès qu’elles sont purifiées dans leur état de nature, les cinq émotions sont les cinq sagesses. Elles se manifestent spontanément comme l’esprit des cinq familles de bouddhas. Ceci correspond aux pratiques du type mahamoudra ou dzokchen.

Le fait de voir dans chaque manifestation émotionnelle l’essence unique de sagesse, c’est comme traiter cent maladies avec un unique remède.

Pour le pratiquant supérieur, dès que les émotions apparaîtront dans l’esprit, elles seront anéanties. Au contact de la paille sèche, il suffit d’une étincelle pour que tout s’embrase, et il suffit d’une étincelle de reconnaissance de leur vacuité essentielle pour que toutes les émotions soient détruites.

Le pratiquant de capacité moyenne laisse les émotions s’élever et se développer, mais a la capacité de poser dessus un regard direct. Par ce regard, par la reconnaissance de la nature vide des émotions, celles-ci se pacifieront d’elles-mêmes, se libéreront et l’esprit reconnaîtra leur aspect fondamental. Telles les vagues d’un océan qui s’élèvent et y sont réintégrées.

Le pratiquant ordinaire évitera de se laisser emporter par les émotions en appliquant l’attention constante à leurs manifestations. C’est comme un fou qui revient à la raison.

Chacun doit utiliser la méthode qui lui correspond, celle qui lui paraît la plus accessible sans penser que l’une est inférieure à l’autre. Il faut reconnaître la pratique qui nous est la plus bénéfique, celle dans laquelle on se sent à l’aise en fonction de ses capacités personnelles.

V. Sans rejeter les cinq poisons, les utiliser comme chemin de l’éveil

Pour cela, on donne le conseil suivant : il faut être tout à fait conscient de ses propres capacités, bien connaître son niveau de développement spirituel. Ces méthodes qui utilisent les émotions comme chemin ne correspondent pas à un esprit immature, une haute réalisation spirituelle est nécessaire pour pratiquer ces formes de méditation.

La technique qui s’appelle subjuguer l’ignorance par l’essence de l’ignorance : on indique que pour la pratiquer, il faut avoir purifié complètement son esprit de toutes les conceptions ordinaires, et en particulier de toutes les vues erronées2.

Pour faire cette pratique, on commence par nettoyer soigneusement l’endroit où l’on se trouve, et on se met en solitude, évitant les relations et préoccupations ordinaires et réduisant ses besoins (nourriture, etc.) au strict nécessaire. Puis on lave son corps, on allume de l’encens pour purifier le lieu et on se met en état de retraite, s’abstenant de rencontrer quiconque. On crée une accumulation d’activité positive par la récitation de prières et de mantras de cent syllabes, et par l’arrangement et l’offrande de substance de tsok (festin initiatique). On veille ensuite pendant vingt-quatre heures en se gardant du sommeil et pendant ce temps, on pratique les prosternations ou les circumambulations, ceci afin d’amener le corps à un état de fatigue. On prépare alors une couche confortable et on s’étend dans la position du lion qui est celle dans laquelle le Bouddha a quitté son corps humain : allongé sur le côté droit, la joue droite reposant sur la main, on appuie sous l’oreille droite avec le pouce et sur la narine droite avec l’auriculaire (ainsi on bloque le mouvement d’énergies subtiles en rapport avec certaines émotions négatives) ; le bras gauche repose sur le côté gauche, faisant pression sur le flanc et bloquant la circulation d’énergies subtiles associées à d’autres formes d’émotions.

On se visualise sous la forme de sa divinité de méditation et on pense qu’au niveau de son cœur se trouve un lotus à quatre pétales. Au centre de ce lotus, la syllabe-germe OM blanche (bouddha Vairocana) ; sur le pétale qui nous fait face, la syllabe A bleue ; sur le pétale de droite, la syllabe NOU jaune ; sur le pétale arrière, la syllabe TA rouge ; et sur le pétale de gauche, la syllabe RA verte. Après cela, on s’endort le plus rapidement possible et tout en s’endormant on contemple chaque syllabe pour finalement laisser l’esprit se poser sur la syllabe OM centrale. En rentrant dans le sommeil, on demeure sans distraction, considérant l’essence de l’esprit et essayant de rester conscient du processus de résorption des huit consciences, cela sans pour autant tendre ou crisper l’esprit.

Une version plus simple de cette méditation consiste à imaginer en son cœur un lotus et un disque de lune supportant le lama-racine ou une syllabe HOUNG ou HRI le symbolisant. On pense que les pétales du lotus se referment sur le lama ou la syllabe qu’on continue à percevoir par transparence. On demeure détendu dans cette contemplation en s’endormant doucement.

On expérimente un état de ténèbres lorsque toutes les formes de consciences-énergies se rassemblent dans le canal central ; la claire lumière de l’esprit s’élève et il est possible de la connaître consciemment. Il faut ensuite demeurer dans cette dimension de la lucidité fondamentale de l’esprit. Si on préserve cette expérience, on deviendra clairement conscient des objets intérieurs et extérieurs : son corps, la pièce où l’on dort, l’espace extérieur… Cette reconnaissance est appelée le contrôle de la claire lumière légère.

L’autre forme de cette pratique consiste à préserver la méditation jusqu’à l’assoupissement. Mais ensuite, dans le sommeil, on en perd conscience ; néanmoins ce sommeil est dépourvu de la moindre activité onirique. Et dès l’instant du réveil, la conscience s’unit immédiatement à l’essence de l’esprit sans perdre la qualité de la méditation nocturne.

L’esprit est en joie, le corps heureux, on se sent bien et à l’aise, et la peau prend une teinte laiteuse. Bien que l’on ne sache pas si l’on a ou non appréhendé la claire lumière, cette expérience est décrite par Gampopa comme celle de la claire lumière dense.

Telles sont les méthodes pour utiliser l’opacité mentale comme voie de l’éveil.

En ce qui concerne le désir-attachement, toutes les productions mentales s’y rapportant sont identifiées comme projections illusoires de l’esprit, lui-même sans fondement. On unifie ainsi la nature de l’émotion avec celle de l’esprit. Tant que l’esprit ne se lie pas par un processus conceptuel au désir-attachement, il en expérimente l’essence vide et la nature lumineuse et bienheureuse.

La manifestation émotionnelle conduit à la reconnaissance de l’esprit-dharmakaya. L’essence de notre esprit est le grand sceau de vacuité (mahamudra). Le dharmakaya, corps de vacuité, est dit être la mère de tous les bouddhas, la dimension de connaissance primordiale dont est issu l’éveil des auditeurs, des bouddhas pour eux-mêmes, des bodhisattvas et des parfaits bouddhas. Cette obtention est celle du mahamudra, où la vacuité représente le principe féminin et la clarté-félicité le principe masculin. L’union des deux aspects permet la réalisation de la nature de l’esprit comme étant la conjonction de la sagesse et de la compassion.

Pour la colère, dès que celle-ci s’élève, il faut s’efforcer de prendre conscience qu’elle repose sur la vision dualiste d’un sujet et d’un objet, et de reconnaître dans l’ennemi la création de notre propre esprit.

Rien n’étant séparé de l’essence de vacuité de l’esprit, l’objet de la colère est l’expression de notre esprit lui-même. On ne peut haïr sa propre nature fondamentale ou être menacé par elle. Comprenant la confusion de notre perception initiale, nous neutralisons cette colère dirigée, en fait, vers nous-même et développons l’amour et la compassion. Plus on identifiera d’ennemis, plus on cherchera à les combattre et plus ils se multiplieront. Si nous nous attaquons au seul ennemi intérieur, la fixation égoïste, par sa domination tous les autres ennemis seront anéantis. Il ne subsiste que la relation d’amour universel.

Par cette méthode, tous les phénomènes extérieurs peuvent être maîtrisés par l’esprit. En subjuguant la perception erronée et illusoire, on acquiert la capacité de réaliser tous les souhaits de tous les êtres.

Dans la voie des bodhisattvas, la voie du mahayana, on pratique l’activité fondée sur les six paramitas. À travers cette forme de pratique, il faut s’appliquer pendant des périodes cosmiques, des éons, avant de réaliser la complète bouddhéité. La voie du vajrayana présente la particularité de conduire à la réalisation de l’état de bouddha en un seul corps et une seule vie. Dans cette voie on ne perçoit plus son corps comme quelque chose d’ordinaire ou d’impur ; on utilise des méthodes profondes qui permettent de prendre conscience de la dimension divine du corps en l’identifiant aux différents aspects médités. Et, ainsi, les cinq agrégats ordinaires sont reconnus comme les cinq bouddhas masculins des cinq familles, les cinq éléments constitutifs comme les cinq aspects féminins (les parèdres des cinq bouddhas), et les huit consciences psycho-physiques sont perçues comme les huit bodhisattvas.

Dans ces méditations de la voie du vajrayana, on considère que le dharmakaya, le corps de vacuité, est l’essence primordiale de tout phénomène ; semblable à l’espace, il embrasse tous les mondes et tous les êtres. La nature de notre esprit, de l’esprit individualisé en chaque être, partage la même essence que celle de la dimension fondamentale, elle est aussi dharmakaya ; entre ces deux aspects il n’y a aucune distinction, aucune séparation. L’essence du dharmakaya ou de l’esprit est l’union de vacuité-félicité indissociables. Par ces méditations, on apprend donc à reconnaître l’aspect indifférencié, non-duel, de la nature ultime des phénomènes, le dharmakaya, et de la nature de son propre esprit.

Si on ne parvient pas à reconnaître directement dans l’état actuel de notre développement cette essence, c’est que celle-ci est voilée : notre esprit est obscurci par l’ignorance fondamentale, par l’écran des voiles conceptuels. Ce sont toutes les représentations mentales erronées qui nous empêchent d’accéder directement à la nature fondamentale de l’esprit. Par les méthodes du véhicule de diamant, on dissipe ces voiles et on obtient une reconnaissance directe de l’esprit. Dans cette reconnaissance, l’esprit est connu comme étant le dharmakaya, le corps ultime, la parole comme étant le sambhogakaya, le corps de perfection-de-jouissance, et le corps comme étant le nirmanakaya, le corps d’émanation des bouddhas.

Il ne s’agit pas de construire une nature de bouddha ou de devenir quelqu’un d’autre, il s’agit de dissiper les voiles de l’ignorance pour reconnaître l’état primordial, nu et sans distorsions conceptuelles. On acquiert simplement la vision de ce qui est, plutôt que d’obtenir quelque chose dont nous serions privés, que d’atteindre un état de bouddha qui nous serait étranger. Réaliser l’éveil n’est donc pas devenir quelqu’un d’autre, mais rencontrer son état de nature.

Pour pratiquer ce type de méditations, il est nécessaire de s’affranchir de tous les doutes et de toutes les questions – savoir si les choses sont réellement ainsi ou pas, savoir si c’est possible ou non – et de s’établir dans la certitude de la réalité ultime telle qu’elle est décrite, d’où la nécessité d’une confiance ferme dans l’enseignement.

Ensuite, on s’imagine soi-même sous la forme d’une divinité de méditation et on développe l’orgueil de la divinité, la conscience complète et la confiance totale d’être soi-même dans sa dimension fondamentale et ultime cette divinité, cet aspect de l’esprit éveillé, avec toutes ses qualités et capacités. Et on médite ainsi, pensant qu’il n’existe rien dans les trois sphères d’existence du monde conditionné qui soit comparable à la splendeur de l’esprit éveillé. Par la conviction qui nous fait pleinement assumer cette fierté divine, la grâce spirituelle peut pénétrer en nous. Pour cela, on peut imaginer que notre corps divin émet des rayonnements de lumière qui sont offerts à tous les bouddhas dans les dix directions et les trois temps, et que ces rayons lumineux reviennent porteurs de toutes les qualités spirituelles des êtres éveillés.

Ils traversent tous les mondes, délivrant les êtres de toutes leurs souffrances, de leur karma, de leurs négativités et de leur conditionnement. Puis ces lumières s’absorbent en nous-même et nous confèrent leur pouvoir. Finalement, nous fondons nous-même en lumière et demeurons indifférencié de l’esprit de la divinité, en restant établi dans une méditation sans point de référence.

Ceci est la façon dont on peut utiliser l’orgueil comme chemin de réalisation spirituelle (cela n’a rien à voir avec développer une forme d’orgueil ordinaire).

Cette visualisation peut s’appliquer également à la jalousie : on imagine que les rayons de lumière nous confèrent tous les mérites, possessions, capacités et qualités qui nous font défaut, et qu’ils servent à l’accomplissement du bienfait des êtres.

Ont été ainsi expliquées les différentes manières de traiter les émotions : les abandonner, les maîtriser, les transformer, reconnaître leur nature et les prendre comme chemin. Toutes ces instructions orales liées aux cinq modes d’approche ont été reçues par le lama Tseundru Gyatso de la bouche même de Chakmé Rinpoché alors qu’il était en retraite, lors de la session de méditation matinale, le deuxième jour du neuvième mois de l’année du cheval.

Conclusion

Pratiquer la méditation, ce n’est pas essayer de voir des couleurs ou des formes ou essayer de donner telle ou telle forme à l’expérience. La méditation du point de vue du mahamudra signifie dégager, libérer son esprit de toutes les formes d’attachement, de saisie, de vouloir, de caractérisation des choses. Au lieu de faire quelque chose, il s’agit plutôt de défaire les liens et chaînes par lesquels l’esprit est emprisonné. En abandonnant l’attachement aux choses comme étant réelles, on abandonnera la saisie mentale sur ces choses et la volonté qui leur est attachée, et par là l’apparence se trouvera libérée d’elle-même.
On croit souvent que méditer, c’est imposer un état vide à l’esprit, un état sans aucune pensée ni mouvement mental. Cette conception est erronée, car si la méditation était un état sans pensée, cette table devant nous serait en train de méditer. La méditation n’a rien à voir avec le fait de créer un vide volontaire dans l’esprit ; méditer ce n’est pas arrêter le mouvement des pensées, mais être sans saisie quant à ces pensées. S’il n’y avait pas de pensées ou mouvement conceptuel dans l’esprit, qui méditerait ?
La méditation consiste donc simplement à reconnaître ce qui nous lie à l’apparence, à la manifestation extérieure, et à desserrer l’étreinte des fixations mentales. C’est opérer une détente par rapport au conditionnement habituel, c’est laisser cette détente créer son propre effet : les objets de la fixation tombent d’eux-mêmes, les nœuds se dénouent à leur tour. Méditer, c’est se défaire de cette cuirasse que l’on s’est forgée : comme si on avait sur soi trop de vêtements ; on laisse tomber les uns après les autres les vêtements conceptuels pour rester dans la nudité primordiale. Dans cette détente est éprouvé l’état fondamental de l’esprit comme étant clarté, conscience connaissante, lucidité vive.
Cette clarté de l’esprit est définie comme la conscience instantanée, immédiate, un état exempt d’élaborations mentales ou de réification.
On doit simplement demeurer dans la jouissance de cet état, laissant l’esprit dans sa dimension propre, sans caractériser ou juger quoi que ce soit, sans concevoir la notion d’une méditation.
Quand l’esprit arrive à s’établir dans cet état, il expérimente son propre espace et tous les phénomènes extérieurs et intérieurs sont perçus dans leur dimension de vacuité. Cet état n’est limité par rien, il est libre de toute orientation, sans support, et en lui est présente la connaissance fondamentale exempte de point de référence. C’est aussi un état de bonheur et de bien-être, affranchi de tout empêchement conceptuel.
L’apparition de ces qualités de l’esprit est le signe du succès de la pacification mentale, de shiné, et le développement de cette méditation, lorsqu’on est capable de demeurer absorbé dans cet état sans le perdre ou l’altérer, c’est l’obtention du samadhi de shiné.
Il est important de ne pas juger sa méditation, de ne pas penser que tel état est bon, que tel autre est mauvais, que lorsque l’esprit est calme nous faisons une bonne méditation, que lorsqu’il est agité nous faisons une mauvaise méditation. Lorsque ce genre d’idées s’élève pendant la méditation, il faut diriger son attention vers celui qui juge ainsi, vers la conscience qui évalue la méditation. Par l’introspection de cette conscience, elle est découverte comme dépourvue de forme ou de couleur ; l’observateur est privé de toute spécificité qui pourrait prouver son existence. On retrouve la dimension vide de l’esprit percevant comme on l’avait fait pour l’objet perçu : l’absence de réalité du sujet. Donc, quels que soient les phénomènes mentaux qui s’élèvent dans l’esprit, on les traite ainsi : on ne tente pas de prévenir leur apparition ou de les faire cesser lorsqu’ils sont là ; on ne les suit pas non plus, mais on les contemple pour ce qu’ils sont. Chaque fois que l’on reconnaît l’essence par le regard direct, on retrouve la dimension inobstruée, libre d’entraves, de l’esprit.

Méditer en cherchant à l’extérieur quelque chose de plus débouchera sur une sensation de manque. C’est exactement le processus inverse qu’il faut appliquer : nous déposséder de ce qui encombre l’esprit en se tournant vers l’intérieur, jusqu’à l’état spontané où il n’y a plus ni recherche ni souffrance, la plénitude omniprésente.

La dimension de notre esprit, c’est le dharmakaya. Celui-ci est par nature spontané. La seule manière de rencontrer l’esprit, c’est de l’harmoniser avec cette nature libre de causes. Seul un état de détente et d’ouverture peut permettre à cette essence spontanée de s’élever d’elle-même.

Retour à la partie précédente : Les émotions — partie 1

 

Notes

(1) État de réalisation obtenu par la pratique du petit véhicule. [↑]

(2) C’est-à-dire avoir obtenu une certaine réalisation de la vacuité, ou au minimum avoir accompli les pratiques préliminaires, avoir une base solide de stabilité mentale et une compréhension correcte de l’enseignement sous la direction d’un lama qualifié. [↑]

Lama Guendune RinpochéEnseignement par lama Guendune Rinpoché